as-tu vu la marionnette respirer ?

Échos d’une représentation de marionnettes indonésiennes…

C’est un bout de bois sculpté revêtu d’une jupe. Et il nous l’agite sous le nez. Mais, en même temps, l’artiste, l’instant d’après, l’anime, et les marionnettes « font le jeu » de la vie. Nous n’avons pas à croire, nous assistons au mystère. C’est d’une beauté saisissante.

wayang_golek_stage

J’étais en Allemagne, il y a une vingtaine d’années, et j’ai pu assister à une représentation unique de marionnettes Wayang Golek, typiques de l’île de Java.

Il s’agit de figures très simples, en bois. Elles sont montées sur un bâton fin ; la grosse tête passe à travers le buste, souvent doré, elle peut tourner et se soulever, et deux bras terminés par des tiges sont articulés aux coudes.

Ces marionnettes m’avaient toujours parues très rudimentaires. Je ne pouvais qu’agiter vaguement leurs bras, et tourner leur tête. La manipulation d’une seule main était aussi malaisée, car elle supposait de tenir trois bâtons, et de parvenir à dissocier les mouvements de chacun d’eux.

J’étais donc assez intéressée, lorsque je suis entrée dans ce théâtre à Köln (Cologne), de voir comment ces marionnettes allaient vivre.
Le public était bien habillé, dans un théâtre noir, sur des fauteuils gris.
En revanche, une foule bigarrée occupait la scène. C’était assez incongru de voir un orchestre hétéroclite de musiciens indonésiens, habillés de vêtements colorés et chatoyants, qui mangeaient et s’apostrophaient bruyamment pendant que nous étions, nous, le public, bien sages et silencieux, à les regarder. Un des musiciens a même mangé une banane et a jeté sa peau derrière un pendrillon de velours noir…
Enfin, le maître est entré. Il allait être seul à manipuler, derrière un minuscule castelet de bois. Les marionnettes étaient pendues à l’envers par un crochet, sur les côtés, la jupe retournée sur le corps.

  • le dalang ou maître des marionnettes

wayang_golek_trad

L’orchestre s’est mis à jouer, et le maître s’est installé en tailleur derrière le castelet, à vue. Il a saisi une marionnette, et l’a secouée sans ménagement pour lui ramener la jupe du bon côté. Les bras bringuebalaient autour.

Puis, il l’a soudain fait « entrer », elle s’est « rangée » derrière le castelet. Et… d’un coup, elle vivait. Ce pantin articulé était devenu Krishna. Il regardait, furtivement, en attitude d’attente. Nous avons compris, sans savoir comment, que c’était un rendez-vous amoureux. Soudain, il l’a vue au loin. Sa respiration s’est accélérée. De toute évidence, il était amoureux. Le marionnettiste était parfaitement calme, harmonisé à Krishna, qui soulevait imperceptiblement ses poumons en une respiration qui était comme un râle amoureux ; il essayait de se reprendre, mais son pouls s’accélérait de nouveau, et nous percevions tous les mouvements de son âme à travers des mouvements de respiration infiniment délicats, infiniment persuasifs, à ce point que nous étions émus avec la marionnette « embrasée d’amour ». Et pendant le même temps, de son autre main, le maître secouait la marionnette de la dame sans ménagement, pour lui faire revenir la jupe du bon côté. Si délicat de sa main gauche, si incisif de la droite, il menait ces deux actions ensemble.

  • désigner l’illusion

J’ai eu, en cet instant, l’impression de changer de planète. Si nous avons à cœur, en Occident, de « préserver l’illusion », l’art indien en revanche la désigne. Il ne cherche pas à nous faire croire que la marionnette est réelle. C’est un bout de bois sculpté revêtu d’une jupe. Et il nous l’agite sous le nez. Mais, en même temps, l’artiste, l’instant d’après, l’anime, et les marionnettes « font le jeu » de la vie. Nous n’avons pas à croire, nous assistons au mystère. C’est d’une beauté saisissante. D’un moment à l’autre, la matière vit et meurt. Mais cette vie, surgie du néant, fait l’effet d’un miracle.

Dès que la dame est entrée, le maître a réussi à nous faire vivre une scène d’amour retenu de grande pudeur et délicatesse, entre deux personnages nobles, comme il allait nous montrer plus tard les amours de deux valets, avec force drôleries et paillardises …

J’ai été profondément impressionnée par cette démonstration toute en décontraction, car le maître suçait un bout de réglisse, et derrière, son orchestre continuait à se déplacer, manger, rigoler. Le sacré traversait de temps en temps la représentation en des éclairs fulgurants, sans être souligné ni même désigné. C’est de tout ça que se tisse le vivant.
Chapeau.

Nathalie Leone
———-

  • en savoir plus

tropenmuseumLe théâtre de marionnettes wayang a été inscrit en 2008 sur la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité.

Les images reproduites n’ont pas de lien avec la représentation donnée au théâtre de Cologne et évoquée dans ce billet.

Source des images :
1. Photographie extraite de l’ouvrage Voices of the Puppet Masters: The Wayang Golek Theater of Indonesia. Mimi Herbert. 2004, Honolulu. Puppet Master
2. Wayang Golek, photo en Creative Commons par Erwin Abdulrahman, 2011
3. Une représentation publique de Wayang Golek, 1945-1955 (Tropenmuseum, Amsterdam)

—-
Ci-dessous, une vidéo d’un spectacle par le maître Asep Sunandar Sunarya, héritier de la plus célèbre famille de marionnettistes de Java.