le début du sculpteur

J’ai découvert la sculpture, et par suite le masque, après un intense découragement, tels que ma vie m’en a offert à chaque changement de cap.
J’essayais depuis plus de dix ans de monter sur les planches. Il faut croire que la marche était haute, parce que j’avais tendance à buter, et à me ramasser.
Un jour, cela a été la marche de trop. J’ai baissé les bras. J’ai décidé de partir. J’ai donc pris ma voiture de l’époque, une deux chevaux semi-automatique et je suis descendue tout droit. Depuis Paris, cela donne Orléans, Vierzon, Châteauroux, l’Auvergne, la Corrèze.
Au détour d’un virage, j’ai découvert un paysage sublime, un lac d’argent entouré de collines toutes échevelées d’arbres, piaffantes de sève, psalmodiant toutes les teintes du vert…
Je me suis arrêtée net. Miracle : au bord du lac, une seule maison. Une pension de famille.
J’ai pris une chambre ; elles étaient toutes libres. Le prix de la pension complète pour la nuit et les trois repas était de 45 francs. Ce qui représente aujourd’hui environ 7 euros. Nostalgie.
La chambre et la salle à manger donnaient sur le lac. Chaque repas était composé de deux entrées, plat, fromage et dessert. Nostalgie.
Il arrive que la dépression mène à ça.

  • arbres : la lenteur

Je gambadais toute la journée dans les forêts d’alentour, m’enivrant du parfum des arbres. J’essayais de les reconnaître à leur odeur, à leur tronc, plutôt qu’à leurs feuilles. J’ai perçu le mouvement lent mais déterminé de chaque arbre, en quête de lumière et d’espace. La forêt m’est apparue comme un combat lent pour la cohabitation. Les arbres se livrent à une course effrénée pour atteindre la canopée, une course d’un centimètre par mois.
Je m’asseyais sous les feuillages pour assister à ce mouvement invisible, moi qui venais de passer des années à disputer des rôles, passer des auditions, courir d’un rendez-vous à l’autre. Je me posais, je respirais, j’apprenais la lenteur de mes maîtres les arbres.
Aucune violence n’a plus cours dans la lenteur. Peut-on imaginer une gifle lente, un coup de poing lent ? Même une vacherie, dite avec lenteur, ne ferait pas la même blessure. J’imagine les balles lentes des armes à feu, effleurant les peaux pour tomber aux pieds des soldats indemnes, de civils souriants. J’imagine une bombe lente, dont la déflagration serait amortie par sa faible vitesse, et qu’on aurait le temps de prévenir. Toutes les violences seraient désamorcées par ceux qui les verraient venir, et leur auteur même ne pourrait plus garder la même hargne d’un bout à l’autre de son geste. Au sein de la lenteur, sans doute, une étincelle de doute ferait trembler le bras, ou baisser le ton. Même les arbres qui s’affrontent trouvent le moyen de tisser leurs branches et de vriller leur tronc pour vivre ensemble…

  • l’arbre, la bûche, le masque

C’est alors qu’ils sont arrivés. Ils n’avaient pas la cognée sur l’épaule mais la scie électrique au bras. À part ça, ces bûcherons de Corrèze ressemblaient bien à leurs ancêtres, si la mode des pantalons de velours côtelé remonte au Moyen Âge. Ils étaient cinq, tous barbus, et je les ai suppliés de ne pas couper l’arbre que j’avais choisi pour compagnon. Ils ont ri, et ils ont passé leur chemin.
Il se trouve que, ce midi-là, je les ai retrouvés à la pension de famille. Ma table était à l’opposé de la leur, mais ils m’ont invité à partager leurs agapes. Nous avons discuté de la forêt, des arbres, de leur généalogie… Un bûcheron à la barbe très noire m’a soudain regardée fixement. J’avais vingt-cinq ans mais je supportais sans problème de rester catherinette. J’ai soutenu son regard, je ne montrais, à mon avis, aucun signe de trouble. Cette fermeté a dû le décider car il m’a dit : « Nous avons débité un tilleul. Si tu veux, on te donne dix bûches ». Cette proposition-là était honnête. J’ai aussitôt accepté.

Après cette pause en Corrèze, dans cet endroit où j’ai décidé d’être née et que j’appelle désormais « mon petit berceau du monde », je suis « remontée » à Paris. J’ai échappé de justesse à deux accidents, du fait des bûches trop lourdes pour ma deux-chevaux, mais j’ai fini par arriver. Je les ai entassées dans ma chambre de nonne de l’époque, un 13 mètres carrés dans un ancien couvent. La bûche appelle la gouge et le ciseau à bois. Le sous-sol du BHV est devenu mon repaire, ma deuxième maison, avant de découvrir qu’ils vendaient deux fois plus cher ce que je pouvais trouver chez HMB, une quincaillerie mythique au cœur du quartier Saint-Antoine. Toujours est-il que j’ai acheté le matériel presque complet du petit sculpteur amateur –– ciseaux à bois, pierre à aiguiser, gouges, huile de lin –– et j’ai attaqué mes bûches.

Sans songer une seconde en Corrèze à autre chose qu’écouter pousser les arbres, je venais d’accomplir une reconversion. Je suis passée de comédienne à sculpteur. Bientôt, j’allais orienter cette vocation vers les masques et en réaliser pour des compagnies de théâtre.
La lenteur est, selon mon expérience, le raccourci le plus rapide.

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Source des images : DR — Wikimedia Commons — Boesner

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Pour en savoir plus sur les vies multiples de Nathalie Leone, consultez la rubrique Portrait et la catégorie du site qui explore son parcours d’artiste.

 

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